Retrait du travail ou du travail salarié ? par Jean-Marie KNEIB
Retrait du travail ou du travail salarié ?
par Jean-Marie KNEIB
Docteur en Mathématiques, Psychologue du Travail
Cet article a été publié dans "L’Humanité" début novembre 2010.
Faisant suite à l’explosion des pathologies dues à l’organisation gestionnaire du travail (TMS, dépressions, suicides,…), l’indignation et la colère suscitées par la réforme des retraites montrent que le travail est au cœur d’enjeux de société importants. Cela n’est pas étonnant. Par la redistribution des richesses créées par le travail, la retraite (il faudrait parler de modalité de retrait du travail salarié) fait partie de l’armature de l’organisation du travail et du contrat social. Elle est liée aux questions névralgiques posées à la société contemporaine. Ce que la clinique du travail nous a appris, se manifeste à travers ce que disent des millions de français dans les rues : l’organisation actuelle du travail induit des pénibilités et souffrances indues, est délétère pour la santé, accroît les inégalités au lieu de les réduire, fragilise la démocratie.
« La retraite avant l’arthrite ! », « boulot métro caveau ! », « laissez nous payer vos retraites, donnez-nous un emploi ! », sont quelques slogans relevés au hasard des manifestations. Ces caricatures -sérieuses, drôles ou poétiques, sont d’authentiques sédimentations d’une délibération collective. Lorsque des millions de personnes débattent de la question du travail, cela ne peut pas sans danger être traité par le mépris. Ne pas en tenir compte dans l’élaboration des lois qui règlent la vie sociale, est malsain. La capacité d’avoir un débat sur l’organisation du travail témoigne de la santé démocratique d’un pays. Des élus, retranchés derrière leurs idéologies, ne pourront jamais rendre légitime ce qu’ils ont rendu légal. Injuste, la loi qu’ils viennent de voter récuse la possibilité de se retirer dignement du travail salarié, augmente les inégalités entre les femmes et les hommes, les jeunes et les moins jeunes, les ouvriers et les cadres, les bas et hauts revenus, les banlieues stigmatisées et Neuilly. En donnant peu d’espoir d’améliorer sa situation autrement que par le chacun pour soi, elle contribue à la perte de sens du travail. La saisine de la Halde a dévoilé l’injustice faite aux femmes. Les lycéens révoltés montrent celle faite aux jeunes –indirectement à leurs parents. Les morts de l’amiante ont permis de parler de ceux dont la vie est réduite du fait des effets différés de leur travail.
En précipitant le vote de son projet, le pouvoir montre sa peur face à l’activité collective de délibération. Des articles de cette loi ont ainsi été votés en catimini : main mise patronale sur la médecine du travail, initialisation de la retraite par capitalisation dans les grandes entreprises… On connaît les effets délétères de l’individualisation du travail : les risques dits psychosociaux. Le débat sur les retraites fait suite à celui sur les suicides au travail. La logique financière a dévoyé le sens du travail jusque dans les hôpitaux où le soin a été transformé en actes tarifés. Les procédures qualité font souffrir soignants et soignés. Avec une organisation du travail qui décourage l’idée du travail bien fait, altère la santé psychique et physique, l’essentiel d’entre-nous ne travaillera probablement plus à 67 ans. Pouvoir se mettre en retrait de ce système pour faire quelque chose d’utile et de qualité, pour soi et pour les autres (travailler autrement) est un besoin individuel, une demande sociale et une urgence politique. C’est la question du travail qui réunit et intéresse des millions de personnes. Malgré les slogans, ce n’est pas la fin du travail à 60 ans qui est demandée mais la fin de la pression du lien de subordination, de la peur du chômage, de l’injonction à mal travailler (voire au mépris de son éthique) avec un sentiment croissant d’inutilité. Même si l’idéologie dominante assimile travail à travail salarié, le travail ne se confond pas avec le travail salarié. Prétendre l’inverse est un non-sens théorique et économique.
Cette réforme ne sera pas digérée. Que ce soit par démotivation rampante grevant la productivité, mobilisation menant à son abrogation ou augmentation des souffrances au travail, elle sera rejetée. À nous de faire en telle sorte que les travailleurs n’en soient pas les victimes.